Dans cet article issu de la revue Christus Hors série numéro 230, il s’interroge sur le Magis, à bien nuancer avec l’excellence.
Étant adolescent, j’ai passé de nombreuses vacances dans le sud-ouest de la France, sur la Côte atlantique. Je me souviens d’un après-midi de beau temps. Avec mes frères, nous nous baignions dans l’océan. Les vagues étaient énormes et les courants forts. Nous surfions à corps perdu sur les eaux sauvages, toujours plus loin de la côte. J’étais en extase. Je me sentais comme un oiseau qui volait dans une liberté totale. Jusqu’au moment où, de loin, j’aperçus ma mère qui, excédée, nous faisait signe de revenir. Elle était terrorisée par le danger de mort que nous courions. Inconsciemment, nous avions flirté avec la mort, avec un plaisir indicible.
C’est que l’humain aime flirter avec les limites. L’impossible, l’interdit et l’inconnu nous attirent. Il y a un plaisir réel qui accompagne l’expérience d’aller au-delà de la frontière, de se dépasser ou de dépasser les autres. Et plus on est jeune, plus fort est l’appel.
Comment se fait-il toutefois que certaines personnes semblent garder, tout au long de leur vie, le feu de cette passion, tandis que d’autres, assez vite, donnent l’impression de s’enliser dans une routine insipide et banale ? Comment se fait-il que chez certains l’élan vital produit toujours plus d’humanité, de capacité d’accueil et de don de la vie, tandis que chez d’autres il se transforme en une soif inassouvissable de pouvoir, d’argent ou de gloire personnelle ? Est-ce là une question de hasard ? Ou bien une façon de se situer dans la vie, une attitude de fond que l’on peut apprendre ?
Dans l’expérience d’Ignace
Dans l’expérience de saint Ignace, la recherche de l’excellence a toujours occupé une place importante, voire centrale. Or, il lui a fallu du temps pour convertir ce désir. Jeune homme, il était d’une ambition invraisemblable et ne manquait pas de se faire remarquer aussi bien de ses supérieurs militaires que des jeunes filles. Même après sa conversion, son désir de surpasser les autres et sa fascination pour l’héroïsme étaient restés intacts, mais transposés cette fois dans le domaine spirituel.
S’il avait lu qu’un saint passait six heures par jour en prière, lui, entendait prier sept heures par jour. Si tel autre avait jeûné cinq jours et cinq nuits, lui, entendait ne pas manger ni boire pendant sept jours et sept nuits. Sa force de caractère était telle qu’il était capable de réaliser ces prouesses, au prix d’endommager définitivement sa santé et de sombrer dans une dépression qui l’a conduit à cette époque au bord du suicide.
Il a fallu dix ans à Ignace de Loyola pour se libérer de cette lecture compétitive et objectiviste de l’excellence et découvrir, petit à petit, comment la recherche de l’excellence peut être un levier vers plus d’humanité, parce qu’elle rapproche davantage de la vie de Dieu.
Dans les écrits ignatiens
En quoi consiste donc cette excellence ignatienne qu’Ignace de Loyola a mis tant d’années à comprendre ? Dans ses écrits, cette question n’est nulle part thématisée. Dans les Exercices spirituels, le mot « excellence » n’apparaît même pas. En revanche un autre mot est tissé comme un fil rouge à travers tous les écrits ignatiens : magis1.
Un magis, strictement personnel
Magis, tel que l’entend Ignace, n’est ni comparatif ni concurrentiel. Il ne s’agit pas de se mesurer aux autres. Le résultat final n’est pas celui d’un concours. En effet, chacun est invité à vivre l’excellence d’une manière unique, dans la réalité historique de sa vie et de sa propre personne. Pour les uns, le magis se vivra plutôt sur le plan relationnel, pour les autres en développant leurs dons artistiques, intellectuels, religieux, sportifs…
Magis n’est donc pas réservé à une petite élite privilégiée. Bien au contraire, il est une invitation qui s’adresse à tout un chacun, aussi riches ou limitées que soient les capacités dont on est doté. Personne n’est condamné à la médiocrité. Tout homme a le droit de goûter à cette joie que procure la possibilité de toujours grandir qui caractérise notre humanité.
Un magis, fonction du désir personnel authentique
L’excellence ignatienne ne saurait être un alibi, donnant carte blanche au volontarisme, à la vanité ou encore à un esprit grégaire. Elle ne pousse pas à choisir indistinctement ses défis, comme dans un supermarché, selon ce que nous dicte la publicité. Le magis ne devient ignatien que dans la mesure où l’on apprend à le greffer sur le désir personnel qui vit et parle dans le cœur de chaque homme.
Pour Ignace, c’était toute une libération que de découvrir qu’il n’était pas de son devoir de tout inventer lui-même, mais que Dieu parlait au plus profond de son cœur et le poussait délicatement vers un plus de vie. Ainsi, petit à petit, il a développé et affiné son art du discernement des esprits.
Ignace est devenu saint Ignace au fur et à mesure qu’il a appris à écouter le souffle de l’Esprit au plus profond de son cœur priant, à discerner entre des mouvements qui invitent à un plus de vie, de joie, de paix et d’espérance (le « bon esprit »2), et d’autres qui, aussi attractifs qu’ils peuvent paraître au premier abord, conduisent finalement à l’impasse, l’angoisse, la tristesse ou le vide (le « mauvais esprit »).
Souvent, le magis mènera à un plus d’activité. Mais il partira toujours de l’écoute de cette voix silencieuse qui parle dans notre cœur. C’est bien pourquoi on aime qualifier la spiritualité ignatienne de « contemplative dans l’action ».
Il s’ensuit que construire sa vie en se fondant sur le magis ne relève pas d’une tâche limitée à une période précise de la vie. Il s’agit bien plutôt d’une attitude et d’une sensibilité continues et dynamiques. Il s’agit d’un mode de vie qui incite à grandir et à nous affiner.
Non pas au prix d’efforts volontaristes ou obsessionnels. Mais bien parce qu’on a découvert au plus profond de son cœur la trace d’une présence vivante qui nous pousse et qui donne elle-même la force requise. En effet, plus nous pouvons nous approcher de la source qu’est notre désir personnel, plus nous faisons l’expérience qu’une énergie quasi illimitée nous est donnée.
Le dépassement des limites n’est pas un but en soi de l’excellence. Cela étant dit, le magis, de par la dynamique qu’il engendre, pourra parfois y mener. À l’inverse, la liberté et la joie qu’il permet de vivre aideront à mieux accepter et assumer certaines limitations.
Un magis qui conduit vers l’autre
Dans les Exercices spirituels, le mot magis revient presque systématiquement dans un contexte relationnel d’amour : « aimer davantage », « se mettre davantage au service de…», « s’abandonner davantage…» Il est vrai que l’excellence ignatienne est hautement personnalisée et part du ressenti personnel. Pour autant, elle ne vise aucunement à une glorification du moi. Elle n’est pas une incitation à sculpter ou à peindre, une vie entière, l’œuvre d’art que serait notre petite personne !
Le magis ne touche à son but que dans la mesure où l’homme est libéré progressivement du besoin de se mettre soi-même au centre du monde. En effet, la dynamique du magis invite à dépasser la frontière de sa propre personne afin de laisser plus de place à l’autre.
Le magis induit une force de décentrement qui conduit au cœur de l’expérience chrétienne dans tout ce qu’elle a de paradoxal : c’est en se perdant qu’on advient, c’est en donnant qu’on reçoit. Le décentrement, s’il est vécu dans l’amour, est donc chemin vers la plénitude de la vie qui permet de devenir des hommes et des femmes pour et avec les autres.
L’invitation d’Ignace au magis est vraiment une bonne nouvelle. Elle part d’une vision positive et pleine d’espérance sur l’homme. Non seulement elle présuppose que l’homme peut grandir tout au long de sa vie, mais elle exprime une grande confiance et une foi dans la dignité et la beauté de l’être humain. En chacun de nous, il y a davantage de richesses que nous n’oserions le croire nous-mêmes. Nous sommes tous appelés, à la suite du Christ, à découvrir en nous le trésor d’humanité divine dont nous sommes porteurs. Et tous, nous pouvons alors nous aider les uns les autres dans cette écoute et cette recherche qui peuvent rendre possible la réalisation de cette bonne nouvelle du magis en faveur du plus grand nombre de nos frères et sœurs.
1. Magis est un mot latin qui signifie « plus » ou « davantage ».
2. « Bon esprit » et « mauvais esprit » sont des termes adoptés dans les Exercices spirituels pour parler du discernement.
Cet article est tiré du Hors-série n°230 de la revue Christus, et a déjà fait l’objet d’une publication dans l’ouvrage collectif : Amis dans le Seigneur : avec Ignace de Loyola, François Xavier et Pierre, Fidélité, 2006.
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