En lisant les évangiles, on a bien l'impression qu'autour de Jésus, se rassemblent ceux qui se reconnaissent en dette. Eh bien l'Eglise, c'est un rassemblement de ce type : le rassemblement de ceux qui savent qu'ils ne pourront jamais rembourser. Qui ont renoncé à faire valoir des choses qui pourraient leur donner de mériter à entrer. Non : nous n'avons rien à présenter à l'entrée de l'Eglise qui nous rendrait digne d'entrer. Pour se reconnaître comme ça ensemble en dettes, ça demande quand même une sacrée confiance. Ce n'est pas si facile. Le réflexe spontané, face aux autres, c'est de mettre en avant ce que l'on a à faire valoir. C'est une vraie révolution que l'Evangile nous fait faire. En langage chrétien, on peut dire : une conversion. Celle d'oser se reconnaître en dettes. Dès que l'on ose se reconnaître ainsi en dettes, on observe quelque chose de tout à fait étonnant : nous nous découvrons profondément unis les uns aux autres, bien plus que si nous avions fait valoir quelque chose que nous possédons ensemble et que nous pourrions faire valoir. En parlant d'un groupe de prière dans son quartier, une femme disait à quel point ça avait tissé des liens très forts, notamment parce que chacun avait pu partager ses soucis, ses angoisses, ses peines, et même ses défaillances (= ses dettes). Ce qui nous unit le plus fortement, c'est de nous reconnaître ensemble en dettes. Pourquoi ? Parce que se reconnaître en dettes fait chuter tous les barbelés qu'on installe sans cesse autour de ce qu'on pense être notre coffre-fort. Souvent, quand on se rencontre sur le mode : « je te montre mon coffre-fort, et toi tu me montres le tien », il y a entre nous des barbelés. Alors que si l'on se rencontre en se disant : « tu sais, je suis en dettes ; mais grave ; je crois que je ne pourrai jamais rembourser » ; alors, il n'y a plus de barbelés entre nous, pour la bonne raison que nous savons que le coffre-fort est vide. Et se rencontrer sans barbelés, c'est quand même mieux non ? C'est pour cela que reconnaître ensemble que nous sommes en dettes, est un merveilleux moyen pour nous rencontrer. Et quand en plus, Jésus est là, lui qui pourrait représenter notre grand créancier, mais qui au lieu de cela, se contente de nous donner par-dessus le marché, alors, c'est extraordinaire. Parce qu'on peut se reconnaître libre, et mon frère endetté, de même. Donc c'était simplement pour répondre à la question « qu'est-ce qui nous tient unis dans l'Eglise ? » Et vous voyez que chemin faisant, nous sommes bien arrivés à ce qui forme le cœur de notre foi. J'ai prononcé les mots de « salut » et de « conversion ». I) L'Eglise est conduite vers ceux qui ont faim et soif de justice C'est cela, finalement, qui nous conduit vers les plus fragiles : avec eux, nous partageons le fait de savoir que nous sommes en dettes. Entre gens endettés, ça crée une familiarité : on a ça en commun, le fait d'être en dettes. Et ce n'est pas rien : ça crée des liens extrêmement forts. Voilà ce qui fait qu'au cours de son histoire, l'Eglise a toujours eu cette tendance à rejoindre les plus démunis. Et cela, non pas en les regardant de haut. Mais parce que nous partageons une même condition, celle d'êtres en dettes. Je crois que c'est cela, qui fondamentalement, établit entre les plus pauvres et l'Eglise, ce lien privilégié. Ce n'est pas d'abord de l'ordre de la morale (du fait de se sentir obligé, à cause de tel ou de tel commandement). Ce n'est pas de l'ordre de la mauvaise conscience (le fait de savoir qu'on n'a pas fait ce qu'on aurait dû). Ce n'est pas d'abord non plus pour des raisons émotionnelles. Ce n'est pas non plus une histoire de mettre en pratique l'évangile, ou de l'appliquer. Non : tout cela est important, mais ça ne donne pas le secret de cette complicité entre l'Eglise et les pauvres. Ce secret réside, je crois dans l'acceptation d'être en dettes ; et de reconnaître cela comme une bonne nouvelle, une nouvelle qui remplit de joie. Le problème dans l'Eglise, comme dans tout groupe humain, c'est que très vite, on reprend ses réflexes de défense et de comparaison. C'est plus fort que nous. S'il suffisait de décider de ne plus jouer les messieurs muscles ou les dames forteresses, la vie serait plus simple. Mais on est accro à la comparaison et à la rivalité. C'est notre bouteille. Notre addiction. Alors, nous avons besoin de frères, de sœurs, qui d'une certaine manière, n'ont pas peur de se reconnaître en dettes, parce que à chaque minute de leur vie, il y a des gens pour le leur rappeler. Ce sont les plus fragiles, ceux qui justement, savent que le coffre-fort est vide ; parce qu'on ne cesse de le leur redire chaque jour. Eux, ils le savent. Ils se sont fait une raison. Ils savent qu'avoir le coffre-fort vide, ce n'est pas la fin du monde. Alors que pour tous ceux qui prétendent valoir quelque chose, c'est la panique. Pire que sur les places boursières. Dans l'Eglise, nous avons besoin de frères et de sœurs qui savent qu'ils sont en dettes et qui n'en font pas un fromage. Avec eux, on peut laisser tomber les masques : face à eux, on sait bien que ça ne marche pas. On peut tout de suite aller à l'essentiel, aller à ce qui nous unit au plus profond : les dettes que nous avons, et la joie qui vient quand on accepte de recevoir la vie, de ne pas en être la source et de ne pas pouvoir rembourser, et que ce n'est pas cela qui intéresse Dieu, mais bien de nous retrouver, tels que nous sommes, dettes comprises. Cette liberté se découvre peu à peu, au fil de la relation. Celle-ci, bien entendu, pourra passer par des crises, des conflits, des incompréhensions. Mais toujours, nous revenons à l'essentiel : la dette que nous avons en commun, et derrière cela, la confiance qui nous est faite, la liberté qui nous est donnée. Et nous pressentons que la vraie vie est de ce côté-là. II) Un vaisseau-pilote pour l'Eglise Ces frères et sœurs en dettes, ils sont pour nous comme un bateau-pilote. Pour entrer dans un port, il y a un chenal. Et quand on est un gros bateau, il vaut mieux suivre le chenal, sans quoi on risque de toucher le fond et de s'échouer. C'est pour cela qu'on fait appel à un bateau-pilote. Il se place à l'avant du gros bateau, et il lui indique le chemin, parce que lui, il connaît très bien le terrain, il en est tout à fait familier. Les plus fragiles, pour nos communautés, ce sont comme ces bateaux-pilotes. Ils savent reconnaître là où il y a du fond, parce que, tout à fait conscients d'être pleins de dettes, ils savent que la vraie vie n'est pas du côté d'un coffre-fort à protéger, mais du côté des portes qui s'ouvrent. Quand nous faisons cela, évidemment, nous regardons les plus pauvres comme des personnes. Et mieux, comme des frères, des sœurs, qui sont familiers du chemin de la vraie vie, et qui peuvent facilement m'y conduire. Dans ces moments-là, il ne nous vient même pas à l'idée de nous croire supérieurs, de nous croire au-dessus. Nous savons que nous sommes tous en dettes, et que certains en ont plus conscience que d'autres, et sont donc plus libres que nous par rapport aux réflexes de survie, aux réflexes de type coffre-fort. On pourra dire : est-ce que vous n'idéalisez pas les plus pauvres ? Est-ce qu'ils n'ont pas besoin de nous ? Est-ce que nous n'avons pas nous aussi quelque chose à leur apporter ? Oui, mais pas n'importe quoi. Je m'explique : Il se pourrait que les plus pauvres soient menacés d'abord par le désespoir. Ce désespoir vient quand on ne voit plus aucune issue dans sa vie, quand c'est bouché de partout, et quand on se sent totalement inutile au monde. Ce désespoir vient quand triomphe l'idée que la vérité de ce que nous sommes est écrite par tout ce que nous pouvons aligner comme capacités, comme valeur, comme qualités remarquables, etc. Et alors, nous oublions complètement que nous sommes en dettes, et que la vraie vie vient de la reconnaissance de cette condition commune d'êtres en dettes. Ce désespoir pousse les pauvres vers la mort. Sa victoire, c'est leur mort, leur élimination. Alors oui, les plus pauvres ont besoin de nous. Mais pas d'abord à cause de nos qualités, de nos capacités, de tout ce que nous pouvons faire valoir. Ils ont besoin avant tout de frères, de sœurs, qui les rejoignent là où ils sont et acceptent de reconnaître avec eux cette condition commune d'êtres en dettes. C'est peut-être cela que nous pouvons d'abord leur apporter, et que, eux aussi, peuvent nous apporter. Etienne Grieu sj