Quelques réflexions d'Emmanuel Levinas sur le visage Le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. Dans son épiphanie, dans l'expression, le sensible, encore saisissable se mue en résistance totale à la prise. Cette mutation ne se peut que par l'ouverture d'une dimension nouvelle. En effet, la résistance à la prise ne se produit pas comme une résistance insurmontable comme dureté du rocher contre lequel l'effort de la main se brise, comme l'éloignement d'une étoile dans l'immensité de l'espace. L'expression que le visage introduit dans le monde ne défie pas la faiblesse de mes pouvoirs, mais mon pouvoir de pouvoir. Le visage, encore choses parmi les choses, perce la forme qui cependant le délimite. Ce qui veut dire concrètement : le visage me parle et par là m'invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce, fût-il jouissance ou connaissance. Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Martinius Nijhoff, 1961, p.172 Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui dans la rectitude de son visage, n'est pas un personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un “personnage” : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d'Etat, fils d'un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas “vu”. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Fayard, 1982, p.91 La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d'une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Emmanuel Levinas, Ethique et infini, Fayard, 1982, p.90