Le clown nous sauve d'un enfer où chacun se serait cru propriétaire de la vérité, de sa petite vérité bien à lui, seulement à lui. D'un seul coup, il a ouvert les portes en grand et défait tous les corsets de fer ; ça vole en éclats, il en balance de tous les côtés, et lui-même en voit de toutes les couleurs. A la fin, de toutes nos prisons, il ne reste plus rien ; la foule est au bord de la piste, roulant son bon rire de vacances, et pour un peu elle serait prête à y descendre, à rejoindre elle aussi l'arène de sable où, après le passage des éléphants, un inconnu a livré un étrange combat contre l'ombre de nous-mêmes. Pour parler d'une vérité qui fait vivre, je crois qu'il n'y a pas de meilleure école que d'aller voir les clowns déboulonner nos certitudes trop étroites. Dans cette fête, personne n'a rien à craindre. La seule chose à y perdre, c'est ce qui nous rend triste. La vérité du clown, c'est un chemin d'acrobate, à travers tout ce qui pourrait enfermer et condamner. Il n'a aucun programme pour toi dans sa poche ; mais sur tes joues, il fait revenir les couleurs que tu avais perdues. C'est une vérité qui ne blesse pas ; pourtant, elle n'est pas si facile que cela à accepter. Tu as remarqué ? Dès que le spectacle est fini, chacun se racle la gorge, réajuste son col et se trouve tout à coup un peu ridicule de s'être ainsi laissé aller. Et l'on hésite, on s'interroge : « Ce numéro de clown, ce n'est qu'un numéro, n'est-ce pas ? La vérité est ailleurs, forcément… » Pas si sûr, pas sûr du tout. Moi, j'aurais du mal à comprendre la vérité du Christ autrement que comme celle du clown : avec beaucoup de délicatesse, il indique qu'il y a quelque chose de plus beau – et de bien plus drôle – que toutes les petites vérités qu'on se bricole. C'est une vérité qui ne s'impose pas, qui ne se dit jamais comme une leçon ; elle est fragile, elle repose sur mon consentement à desserrer les dents et à ouvrir les mains. En fait, Jésus est un clown exceptionnel. Il a réussi une chose exceptionnelle : faire descendre sur la piste ceux qui étaient dans le public, pour qu'ils jouent avec lui et continuent ensuite son numéro. Depuis, cela n'a jamais cessé. Pardonne-moi si tu trouves que c'est un peu cavalier de parler de l'Eglise comme d'un cirque ; mais je crois que c'est une manière tout à fait juste de rendre compte de son mystère et de sa mission. Extrait de Dieu, tu connais ? d'Etienne Grieu, sj, éditions Le Sénevé, Paris, 2005, pp.76-78