Faire des choix selon Dieu

Une pédagogie tirée des Exercices spirituels

Article écrit par Sœur Agnès Hedon, initialement publié dans Christus

En dépit de toutes les apparences contraires, on ne devient pas une personne en grandissant physiquement, en s’étendant dans l’espace en s’approfondissant par la réflexion. On devient soi-même avant tout en choisissant. C’est essentiellement dans l’acte de choisir que l’esprit humain s’affirme et s’incarne.

Nos choix expriment la conscience que nous avons de nous-mêmes et, en même temps, rendent possible cette prise de conscience. En revanche ceux qui ne choisissent pas, ou choisissent à moitié, connaissent la condition immature de gens qui se contentent de suivre la musique qu’on leur joue… Qui n’est pas vraiment apte à se décider soi-même ne tardera pas à s’apercevoir que son milieu, sa famille, ses propres goûts ou tout autre facteur extérieur à lui usurpent la fonction que son propre esprit devrait assumer ». (1)


Qu’est-ce donc que je dois choisir ? J’ai à choisir la manière personnelle dont je vais répondre à l’amour de Dieu, la forme particulière que prendra pour moi la suite du Christ, la façon unique dont se manifestera concrètement la cohérence de mon baptême la manière de donner chair aujourd’hui à l’Evangile Chacun s’exprimera ici selon les nuances de son paysage intérieur. Ce que nous visons, c’est, certes, une décision de notre liberté, mais une décision qui puisse faire fond sur Dieu, une décision que Dieu va susciter, que je vais pouvoir recevoir de lui, et mettre en œuvre avec lui.
En parlant de « décision reçue », nous utilisons deux mots apparemment opposés et entrons dans les « mathématiques » de Dieu (100 % de mon ressort et 100 % de Dieu) ou dans la logique divine telle que l’exprime le refrain d’un chant : « Invente avec ton Dieu l’avenir qu’il te donne. » La liberté de Dieu appelle ma liberté en la rendant capable de s’exercer réellement. La « décision reçue » ou « élection » est une option qui est bien mienne, qui s’impose à moi parce qu’elle vient du plus profond de moi-même, mais que j’accueille, et à laquelle j’adhère, comme étant l’expression de la volonté de Dieu. Ce mystère de l’union de deux libertés, de deux volontés, est le mystère d’une Alliance dans laquelle « on n’est jamais aussi libre que quand on est debout dans l’amour pour dire « oui » à l’amour offert». (2)

Diverses situations

Certains sont aujourd’hui devant une décision capitale concernant un état de vie (mariage, célibat consacré, sacerdoce…). Ils traversent ces périodes passionnantes et graves durant lesquelles il est précieux de fonder son avenir sur des décisions éclairées, priées, éprouvées. D’autres, et ce peut être à des âges très divers, se trouvent devant une décision importante à prendre : un poste à saisir ou à laisser passer, des responsabilités à accepter ou à lâcher, un changement de domicile à envisager, etc. Cette décision importante n’engage pas le tout d’une existence mais elle la colore suffisamment pour souhaiter rester maître de ce qui se joue là.

Il y a aussi toutes ces périodes de la vie où aucune alternative importante ne se présente. Un chemin est à poursuivre sur lequel il est pourtant nécessaire d’être régulièrement relancé; car le choix fondamental qui oriente une existence ne demeurera vivant que soutenu par une adhésion renouvelée et une fidélité inventive. Celles et ceux dont la tonalité fondamentale de la vie intérieure est « l’abandon à la divine Providence » croisent aussi ces multiples petites décisions qui tissent l’ordinaire des jours et à travers lesquelles vient s’inscrire bien concrètement l’appel à une certaine forme de passivité. Finalement, quelle que soit notre situation, nous avons à trouver les moyens de correspondre à l’appel de Dieu, nous avons à faire des choix.

Dans une formule très ramassée, Ignace de Loyola affirme que toute bonne décision « doit tendre à m’aider pour la fin en vue de laquelle je suis créé » {Ex. sp. 169). C’est pourquoi la toute première chose à entreprendre devant un choix sera de prendre du recul, ou de la hauteur, pour considérer l’alternative qui s’offre à moi dans un ensemble plus vaste ba prière avec l’Ecriture la lecture et relecture de ma vie ont le mérite de remettre devant « cette fin en vue de laquelle je suis créé » en me plaçant devant le sens profond de l’existence et devant la mission particulière attachée à mon état de vie. Une question peut venir éclairer cette étape : quel est, au-delà de la question précise que je veux résoudre, l’appel du Christ, du monde ou de l’Eglise qui trouve en moi l’écho le plus profond et le plus dilatant ? Ou : qu’est-ce que je désire par-dessus tout ? Toute décision bonne va, en effet, découler de la manière dont j’obéis, c’est-à-dire dont j’écoute un appel et incarne la réponse à cet appel. Toute décision est un « oui » qui demande à s’enraciner dans un « oui » fondamental à la vie et dans le « oui » de notre baptême et de notre état de vie.

Prendre du recul pour inscrire une alternative dans un contexte plus large (les appels de l’Evangile, les appels des frères et sœurs en humanité, les besoins de la communauté ecclésiale, etc.) est un acte de détachement qui n’est pas neutre ! C’est accepter de donner à la décision que je vais prendre un statut de moyen et non de fin. C’est la mettre en relation avec d’autres réalités dont je n’ai pas la maîtrise mais auxquelles j’adhère C’est entrer dans une plus grande liberté intérieure à cause d’une préférence plus fondamentale, en sorte que ce soit « le désir de pouvoir mieux servir Dieu notre Seigneur qui pousse » à prendre telle ou telle disposition (155). Il y faudra sans doute du temps, mais un temps qui n’est pas perdu, bien au contraire.

Trois types de décision

Les décisions que nous sommes appelés à prendre sont marquées par la manière dont nous nous rapportons à Dieu. Ignace parle de trois modalités de cette réponse à l’amour de Dieu et qui correspondent à trois manières de se situer comme créature devant son Créateur (165-1)

• Une décision peut être inspirée par le désir de revenir au contenu des engagements du baptême. La décision vise à remettre de l’ordre dans ce qui, au fil des années, s’est gauchi, tordu et qui est à la base de toute vie chrétienne. Ainsi Zachée, après la visite de Jésus, prend-il des décisions très concrètes concernant la gestion de ses biens, par un chemin de conversion bien incarné qui risque de le mener loin ! Jésus le sait bien quand il répond aux déclarations d’intention de Zachée : « Aujourd’hui, le salut est arrivé dans cette maison. »

• Une décision peut être inspirée par le désir de grandir dans une plus grande liberté intérieure, de dépasser ce qui fait obstacle à une plus vivante union à Dieu, de manifester une préférence pour le Christ. A cause de Lui, je décide d’écarter telle ou telle attache trop prégnante à une chose, à une activité, à une personne — toutes « choses » qui ne sont pas mauvaises en soi, mais vis-à-vis desquelles je n’ai pas la bonne distance, vis-à-vis desquelles je ne suis pas libre Parce que cette attache fait obstacle, ralentit la marche à la suite du Christ, je décide de prendre de la distance. Je décide de me séparer pour mieux m’attacher au Christ et par là mieux le servir. Là aussi, cette décision, cette élection, revêtira des formes très concrètes.

• Une décision peut être aussi inspirée par le désir de répondre à un invitation du Christ à le suivre davantage en se laissant conformer à Lui ou par le désir de l’imiter en étant mis avec lui pauvre, humble, humilié. Tournant résolument le dos aux préférences naturelles et à ce qui brille aux yeux du monde, je m’offre pour vivre, à la manière du Christ, ce que j’ai à vivre L’élection, dans ce cas, ne va peut-être rien changer à la disposition extérieure de ma vie, mais elle me fera vivre autrement ce qui est déjà là et qui peut-être s’est imposé depuis longtemps. Une transformation intérieure se fait en moi à laquelle je choisis résolument d’adhérer ; un travail de la grâce s’opère auquel je décide de coopérer. Au cœur d’une situation de pauvreté, de faiblesse ou de douleur, je choisis la pauvreté avec le Christ pauvre, les contradictions, les vexations, les difficultés avec le Christ humilié, parce qu’il m’est donné de trouver, dans ce compagnonnage une joie bien réelle, celle que nul ne peut nous ravir.
Dans tous les cas, l’élection est à chercher du côté de mon désir le plus profond, le plus tenace et le plus réel. Ce qui me fait grandir, me dilate, m’ouvre les perspectives les plus larges est révélateur d’un appel, et je dirai alors : Dieu m’invite à vivre ceci ou cela en prenant telle ou telle décision» En effet, « je reconnaîtrai que ma décision rejoint la volonté de Dieu, si je peux dire qu’elle me rend plus libre c’est-à-dire si elle introduit dans ma vie cohérence et sens, si elle unifie mon passé en lui ouvrant un avenir » 3.
Toute bonne décision aura des retombées pratiques, parce que l’amour « doit se mettre dans les actes davantage que dans les paroles » (231) et parce que rien dans ma vie n’est étranger à l’amour. Toute bonne décision s’enracine sur une perspective très large d’attachement de service et d’imitation du Christ et ne la perd pas de vue (184).

Plusieurs processus

• Une lumière, reçue pendant un temps de prière ou dans le feu de l’action, est venue éclairer mon chemin de façon nette J’ai reçu une visite de l’Esprit, qui a, été dans un même mouvement révélation du visage de Dieu et appel qui suscite mon désir de correspondre de répondre. Cette visite est une surprise qui s’accompagne d’une grande paix et d’une claire vision de ce qui est à faire. Il n’est pas nécessaire d’être des saints pour que surgissent en nous, sous cette forme calme, simple, évidente et chaleureuse, un appel et une réponse que nous sommes invités à donner.

• Au fil d’une retraite, au fil des jours ordinaires, instruit par l’alternance des temps de consolation et de désolation, je vois se dessiner un chemin. Les paroles de l’Ecriture qui me parlent, les pensées qui m’habitent, les combats que je dois livrer, tout semble converger. C’est un visage du Christ, un aspect de sa mission ou une attitude intérieure à laquelle je suis régulièrement conduit qui me donnent de discerner l’appel qui m’est adressé personnellement, la forme que prend et prendra pour moi le combat spirituel pour l’année ou les années qui viennent. Et si j’ai une décision importante à prendre elle s’impose peu à peu : je vois dans quel sens cela penche, parce que je sens où est la vraie vie dans quelle direction je recevrai davantage de dynamisme ce qui va dans le sens d’une plus grande cohérence avec mon désir le plus profond.

• Restent toutes les décisions qui relèvent de la vie professionnelle ou des engagements dans la société ou l’Eglise, et qui sont liées aux responsabilités que nous avons accepté de prendre. Ces décisions ne font pas habituellement l’objet d’une retraite. Elles n’en sont pas moins spirituelles si je mets en œuvre les capacités humaines du cœur et de l’esprit pour décider « en conscience raisonnablement en toute humanité et humilité » 4, si j’accepte de prendre à bras-le-corps l’épaisseur humaine des situations, leur complexité et leurs inévitables ambiguïtés et si je vis ce « travail » de décision dans un climat d’alliance avec Dieu.
La décision que j’ai à prendre est devant moi avec son alternative comme les deux plateaux d’une balance qui se tiennent en équilibre. Rien de très clair n’est encore apparu, rien de déterminant. Je me suis plutôt appliqué jusque-là à demander et accueillir une liberté intérieure suffisante par rapport aux deux solutions. Cette liberté s’affermit au fil des jours. Les choses prennent leur juste place en s’inscrivant dans un horizon plus large (la vie baptismale, la fidélité à l’Évangile, les choix fondamentaux du Christ, la solidarité humaine, l’engagement citoyen, les exigences liées à mon état de vie, la cohérence de mes choix, de mes appartenances, de mes solidarités, etc.). Je peux donc poursuivre maintenant le processus de décision.
J’envisage pendant quelque temps d’aller dans le sens d’un des deux partis possibles et écoute ce qui se passe à la fois du côté de la raison et du côté du cœur : l’intelligence examine les avantages et les inconvénients du premier, tandis que le cœur se rend attentif aux mouvements intérieurs qui le traversent. Une simple liste de raisons pour et contre risque de laisser très perplexe mais la double écoute du cœur et de la raison va permettre de peser, d’organiser ces raisons. « Le passage par la raison qui oblige à considérer les enjeux d’une décision peut délivrer de l’auscultation indéfinie d’états d’âme informes ; et l’intervention de l’affectivité vient donner force à des raisons incapables en elles-mêmes d’emporter une décision » 5. Je vais ensuite envisager la seconde solution et écouter de la même manière le retentissement qu’elle a en moi. En « expérimentant » l’un après l’autre les deux partis, la décision à prendre va bientôt apparaître : c’est une nouvelle fois du côté de ce qui suscite la vraie vie, la véritable joie, l’élan, la croissance en foi, espérance et charité, que je peux sans crainte m’orienter, sûr que le Seigneur accompagnera cette option prise comme il a toujours accompagné mon chemin.
Ce processus de décision sera d’autant plus fiable que j’aurai pris soin de ne pas négliger les premières étapes : inscrire cette décision dans la perspective de « la fin en vue de laquelle je suis créé » ou, autrement dit dans la perspective de foi et de vie éthique dans laquelle je souhaite prendre cette décision ; et demander d’être établi dans une grande liberté intérieure par rapport aux deux branches de l’alternative (179) 6. Tant que les peurs ou attraits de surface demeurent ils sont des parasites : l’écoute des mouvements intérieurs est brouillée.
Mais quand cette liberté intérieure est reçue de façon suffisamment durable, le chemin de la décision est déjà bien amorcé.

Offrande et confirmation

Quelle que soit la manière dont le choix est posé (« par surprise » ou après un temps de réflexion plus ou moins long), le chemin d’une décision spirituelle ne s’arrête pas là. Je vais offrir cette décision pour que Dieu veuille la recevoir et la confirmer, c’est-à-dire lui donner avenir, fécondité. Offrir sa décision, offrir son élection, c’est demander humblement la grâce d’y être fidèle, c’est reconnaître que l’appel va au-delà de ce dont je me sens capable avec mes seules forces. Offrir sa décision, comme la confier à un frère ou une sœur dans la foi, c’est déjà s’en détacher et manifester que ce n’est pas mon affaire personnelle mais l’affaire de Dieu, l’affaire de l’Eglise et de tous ceux dont je suis solidaire.
En offrant ma décision, je demande à Dieu de la confirmer et de me confirmer dans ma détermination en me donnant d’avoir part aux fruits de son Esprit : vitalité, saveur évangélique, croissance en foi, espérance et charité, goût pour aller de l’avant sentiment de pouvoir traverser les difficultés, paix qui dure. Ce sont les événements et les personnes concernées par ma décision qui pourront aussi, dans sa mise en œuvre, confirmer le bien-fondé d’une décision. Quand il est possible, à l’une ou l’autre étape de ces processus de décision, de par 1er avec une autre personne de ce qui habite le cœur et la pensée, la lumière peut se faire plus rapidement, mais à condition de ne pas se trouver devant quelqu’un qui aurait la solution, et me priverait par là même de ce travail éminemment humain qui consiste à se déterminer, à choisir, à prendre des décisions.
S’il n’y a pas de vie authentiquement humaine qui ne soit affrontée à des choix, il n’y a pas non plus de vie chrétienne sans une histoire d’alliance tissée de décision en décision, entre deux volontés libres : l’histoire d’un Dieu très aimant et patient et l’histoire d’un homme ou d’une femme habités du grand désir de répondre à cet amour toujours premier.



1. John C. Haughey, Should Anyone Say Forever, Loyola University Press, 1972, pp. 21-23
2. Georgette Blaquière, L’Evangile de Marie, Béatitudes, 1986, p. 27.
3. Michel Rondet, « Dieu a-t-il sur chacun une volonté particulière ? », Christus, n° 153HS, février 1992, p. 185.
4. Pierre Canne, Appelés à la liberté, Cerf, 1974, pp 47-48
5. Claude Viard, « Le pour et le contre », dans Mener sa vie selon l’Esprit (collectif), Vie chrétienne, 1997, p. 43
6. Ignace emploie le terme « indifférence » pour parler de cette liberté intérieure qui n’a rien à voir avec l’indifférence au sens courant du terme et qui est tout le contraire d’une démobilisation.