Le combat spirituel ne révèle ses visages qu’un peu à la fois, au rythme de la marche. Chacun pourra trouver ici une station qui ait sens pour lui et qui l’aide sur son chemin pascal. « Celui qui veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même, porte sa croix chaque jour et me suive ! » (Lc 9,23).
1ere station : De l’esclavage à la foi
La conversion et la mise en route à la suite du Christ sont passage de la terre d’esclavage à la terre promise. Le livre de l’Exode en décrit une figure, en attente d’accomplissement : on y voit Pharaon avoir peur de perdre ses esclaves, mais plus profondément avoir peur de la vie qui prolifère et qu’il ne maîtrise pas. Pharaon personnifie toutes ces forces de mort qui ne supportent pas la vie, la retiennent, veulent l’engloutir. En face, Moïse et Aaron réclament un espace pour la vie, symbolisé par un culte rendu en l’honneur du Seigneur, dans le désert, à trois jours de marche des contraintes quotidiennes.
Cet affrontement entre des acteurs différents se tient aussi à l’intérieur de chacun, entre ses tendances mortifères qui jalousent la vie, ne la supportent pas, et l’appel à sortir, à oser, à donner, à louer. Dans l’Exode, un long temps d’hésitation est rapporté, marqué par dix plaies successives. Les inconvénients de l’esclavage et de la mort se font sentir, mais pas suffisamment pour entraîner une décision, une conversion.
Ce n’est qu’après ces épreuves — conclues par des promesses de libération puis des reculades, par des décisions non suivies d’effet — que le peuple hébreu sort enfin de la confusion de la terre d’esclavage. Mais au bout de quelques jours, Pharaon et son armée regrettent son départ et se lancent à sa poursuite. Les Hébreux se retrouvent coincés entre leurs poursuivants et la mer. Toutes les peurs les saisissent à nouveau et ils s’en prennent à Moïse : « Manquait- il de tombeaux en Égypte, que tu nous aies menés mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? Ne te disions-nous pas en Égypte : “Laisse-nous servir les Égyptiens, car mieux vaut pour nous servir les Égyptiens que de mourir dans le désert” ? » La réponse de Moïse est une des clés du combat : « Ne craignez pas ! Tenez ferme et vous verrez ce que le Seigneur va faire pour vous sauver aujourd’hui, car les Égyptiens que vous voyez aujourd’hui, vous ne les verrez plus jamais. Le Seigneur combattra pour vous ; vous, vous n’aurez qu’à rester tranquilles » (Ex 14,11-14). On connaît la suite : la traversée de la Mer par le peuple et l’engloutissement de Pharaon et de son armée.
La décision de sortir, de se convertir, de naître, peut être difficile. Quand elle est enfin prise et que les premiers actes sont posés, un rude combat intérieur s’engage : Ai-je bien raison ? N’avais-je pas auparavant beaucoup d’avantages matériels et de sécurités affectives ? Le découragement est à la porte. Il est demandé de tenir ferme à cet endroit-là, endroit périlleux puisque l’adversaire approche.
Cette fermeté dans la foi en la parole de Dieu qui a fait sortir de l’esclavage et qui invite à traverser la mer de la peur débouche sur la victoire, tandis que les forces de mort s’autodétruisent. C’est le Seigneur qui combat pour nous ; il nous est demandé de le laisser faire en tenant bon dans l’écoute de sa parole. Par sa confiance, le peuple arrive ainsi en terre promise, dans la terre de la foi, où il peut oser vivre au milieu d’autres peuples.
Les images d’un Seigneur guerrier, Seigneur des armées, victorieux de l’ennemi de la nature humaine, viennent réconforter le croyant à l’épreuve de la désespérance. Le Seigneur s’est engagé lui-même et va remporter la victoire.
2e station : L’ascèse
Quand l’homme tourne son être vers le Dieu bon, quand l’homme reçoit le baptême et entre dans la communauté de l’Église, quand l’homme se reconnaît aimé et se découvre fils de Dieu, par grâce, alors, immédiatement, il entend non seulement que cette conversion est pour lui et pour son bien-être, mais qu’elle est un envoi en mission auprès de tous les hommes et de quelques-uns en particulier. Il est envoyé, selon son appel et sa vocation, à « porter la bonne nouvelle aux pauvres, à apporter aux opprimés la libération, à annoncer une année de bienfaits de la part du Seigneur » (Lc 4,18). Il est envoyé pour vivre du pardon. Selon sa vocation personnelle, cette charité prend un visage particulier, notamment dans la vie professionnelle, dans la vie familiale, dans la vie politique et sociale, dans le cadre de l’habitat, dans les relations amicales, etc.
Mais aussitôt cet homme éprouve qu’il n’a pas les capacités nécessaires pour vivre ces missions. Il ne sait pas parler, il est englué dans ses limites, ses faiblesses et ses paralysies intérieures ; il sent qu’il a des complicités avec la convoitise, la jalousie, l’orgueil.
C’est ici que l’ascèse prend sens : elle est le travail à réaliser sur soi pour mieux servir et aimer. Elle ne vise donc pas d’abord la maîtrise des sens ou un équilibre personnel, même si ces objectifs sont désirables. Elle n’est pas une somme de sacrifices que l’homme devrait apporter à un dieu exigeant qui demanderait des « efforts » — et, en ce sens, elle n’est pas ce qui va permettre de « gagner la vie éternelle ». Elle est ce que je dois mettre en oeuvre pour répondre à un appel, à une urgence intérieure. Sa nécessité relève de l’intimation 1, qui n’a ni la violence d’une loi extérieure, ni celle d’une décision contre nature, mais qui est douce et forte comme toute loi intérieure : elle s’impose comme réponse à l’amour chez celui qui écoute l’Esprit du Dieu de vie.
Il est de multiples manières de s’exercer à mieux servir, en réponse à l’appel entendu :
• Par un parcours d’études pour mieux comprendre le monde et ses logiques, et travailler à un meilleur « vivre ensemble ». Aucun domaine n’est négligeable. Se former est exigeant ; refuser de se former, c’est rester esclave de ses sens et être inutile. Comment servir s’il n’y a pas compétence ?
• Par un travail sur soi pour qu’un imaginaire malsain, des fantasmes de possession…, n’envahissent pas les pensées ni le coeur. En effet, comment accompagner, comment aider l’autre à entendre la vie sourdre en lui si l’être intérieur est rempli de mauvaises pensées ?
• Par un exercice précis et régulier sur un point particulier pour grandir en liberté ; par exemple, rééducation d’un sens (la vue, l’ouïe, le toucher, le goût) atrophié ou en overdose.
Ce sont l’urgence et la nécessité de la charité qui orientent le combat spirituel. Hors de ce contexte, on ne peut que prêter le flanc à des méprises comme : le chrétien est un homme triste, ascétique, ne sachant pas goûter la vie ; Dieu est content des efforts et des sacrifices ; la vie chrétienne consiste en une série de règles ascétiques à pratiquer…
3e station : Inévitable combat
La bonté est première ; elle est à l’origine. Plus la bonté se manifeste, plus la jalousie est débusquée et révélée, et plus elle veut tuer la bonté. Il en est toujours ainsi, comme l’ivraie qui pousse avec le blé ou les disputes qui apparaissent au moment du partage des biens. Dès que Jésus vient, il n’y a pas de place pour lui, et Hérode cherche à le faire mourir. Et l’Apocalypse nous montre les forces du mal qui guettent la naissance de l’enfant : pour la mort, tout ce qui fait pressentir une naissance est insupportable.
Il n’y a donc rien d’étonnant à cela : plus les sens spirituels sont aiguisés, plus la jalousie et la mort sont démasquées, et plus le combat intérieur touche au profond de l’âme. Si les saints ont une plus grande conscience de leurs péchés, ce n’est pas par excès d’humilité, mais par dévoilement de la vérité. Cet approfondissement n’est pas asséné de l’extérieur, ni accusateur ni culpabilisant ; il n’est que l’autre face de la pesée de l’amour gratuit et surabondant de Dieu. Ce n’est pas dramatiser la vie, c’est en révéler le sens et l’enjeu. Penser que le mot « combat » serait une dramatisation exagérée de l’existence humaine serait ne pas prendre la mesure de l’engagement du Christ dans son incarnation et sa mort pour nous sauver.
La croix ne serait alors que le dévoilement de la perversité, non des hommes, mais de Dieu. La sève du combat spirituel, c’est le désir de la vie. Combat et vie grandissent ou meurent ensemble.
4e station : Le combat du Christ
C’est dans la terre de la foi que Jésus demeure, malgré les tentations, notamment dans les jours de désert qui suivent son baptême. Il refuse l’esclavage du savoir, de l’avoir et du pouvoir. Car il reste libre, par l’obéissance à la parole et dans le refus de la manipuler en faveur de ce qui pourrait lui sembler son profit.
Le combat du Christ n’est pas le combat d’un super-ascète, qui aurait soutenu le jeûne le plus austère. Les combats de ce genre risquent fort d’avoir une portée narcissique, en vue de figurer dans un livre de records spirituels. Lui ne se situe ni dans le comparatif, ni dans le superlatif.
Le combat du Christ pour la vérité n’est pas un combat pour sa vérité. S’il la défend, il la laisse aussi se défendre elle-même ; elle se manifeste plus qu’elle ne se démontre, le témoin de la vérité s’effaçant derrière ce dont il témoigne.
Quel est donc ce combat, qui est à la fois fermeté et laisser faire, qui refuse tout héros mais demande des témoins ? Le monde a tant d’idées sur Dieu, sur ce qu’il lui faut faire pour sauver, sur ce que son Fils doit vivre pour être reconnu comme le messie ! Le Christ ne l’écoute pas ; il tient bon dans l’obéissance à son Père, sans inquiétude pour le lendemain et pour ce que les hommes lui feront.
Il est pauvre de lui-même et riche de ce qu’il reçoit de son Père, accueillant les pécheurs et démasquant le péché. C’est un combat pour rester fils, pour ne vivre que dans et par l’Esprit du Père. Le Père, en donnant tout de lui, montre sa faiblesse et sa dépendance. Il ne peut rien refuser à son Fils. Ce dernier est donc en position de force. Le vrai fils est celui qui n’abuse pas de cette position, mais demande en retour à vivre dans le même Esprit. En nous choisissant pour fils — hommes et femmes — le Père espère que nous ferons les mêmes choix.
5e station : Devenir fils
« Un homme avait deux fils… » C’est ainsi que commence la parabole de l’enfant prodigue, en Lc 15. Le cadet prend son indépendance, se coupe de la relation filiale, fait l’expérience de la mort spirituelle et matérielle ; il veut alors s’en sortir et confesse devant son père qu’il ne mérite pas d’être appelé « son fils ». À l’inverse, l’aîné vit dans une dépendance servile qui s’attache à l’exécution de tâches précises ; il pense qu’il mérite d’être fils, mais il ne sait pas se réjouir de l’accueil miséricordieux de son père ; il ne vit pas de l’esprit de son père.
Cette parabole ne nous laisse guère le choix : aucune des deux figures proposées ne se trouve être d’emblée une attitude filiale juste. Le cadet veut être libre et expérimente que prendre son indépendance loin de la maison du père mène à la solitude, à la faim, à l’asservissement. L’aîné, restant dans la maison et exécutant les ordres, mène une existence de journalier, d’esclave. Il n’existe que ces errances pour découvrir, au détour du chemin, le père et le fils.
Devenir fils, c’est, avec le cadet, avec l’aîné, se laisser surprendre par le père, reconnaître que nous ne méritons pas d’être fils, accepter de se réjouir avec lui, pour vivre de l’esprit du père, au milieu de frères. Alors que le monde martèle que l’obéissance et la dépendance sont des aliénations et conduisent à la mort, on découvre là une obéissance filiale qui fait honneur à la liberté parce qu’elle est un oui décidé, et une dépendance qui est joie de vivre l’épreuve des relations, dans le demander, le donner, le recevoir, le compatir.
Est-il possible de devenir père ? Lui, qui sort rejoindre son aîné à l’extérieur pour le supplier d’entrer, qui est plein de compassion envers son cadet qui a dépéri, montre une grande compréhension des difficultés de ses fils à se situer. Tout se passe comme si cet homme, père de deux enfants, était passé par les mêmes épreuves et qu’il montrait un visage de père envers ses fils pour être lui-même devenu fils du Père. Il est frère en humanité pour ses fils, il est témoin du Père dont il se reçoit lui-même.
6e station : Qui est l’ennemi ?
L’ennemi de la nature humaine est celui qui nous fait désespérer de l’ici et maintenant ; il est celui qui manipule la vérité, qui fausse l’écoute. C’est un ennemi redoutable, car il semble séduisant, raisonnable, lumineux : Lucifer ne signifie-t-il pas « porteur de lumière » ? Il fait douter du bien-fondé de la confiance et enferme dans la tristesse et la solitude.
Quelles sont les armes de la lutte ? La foi et la prière qui disent le désir de ne recevoir que de la main de Dieu le passage de la tristesse à la joie, du dégoût à la force ; la constance qui assume les engagements pris au lieu de céder à la peur ; l’audace de la parole qui partage les tentations et fragilités ; l’intérêt porté aux autres et particulièrement aux plus pauvres. Le terrain de bataille est celui du réel au quotidien, opposé à l’imaginaire. L’ennemi est habile à nous faire passer de l’orgueil au mépris de nous-mêmes, toutes ces places étant malsaines puisque jugées à la parole de l’ennemi. Il nous fait tourner en bourrique, sans que nous puissions trouver un endroit où demeurer. Le combat pour la justice passe par le combat pour la justesse, la juste place, et non la place du juste. Une note de musique est juste quand elle n’est ni trop haute ni trop basse. Trois objets (la robe, l’anneau et les chaussures) viennent symboliser la relation retrouvée entre le cadet et son père (Lc 15,22).
Au fils est octroyée une place de prêtre, de roi et de prophète. La robe blanche est revêtue par « ceux qui viennent de la grande épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau » (Ap 7,14). L’anneau royal est donné à celui qui n’est plus dominé par son péché, puisqu’il ose le confesser. Les chaussures envoient ce messager de la rémission des péchés vers les pauvres et les pécheurs.
L’ennemi cherche à diviser l’homme intérieur. Mais il ne peut rien contre ce « pécheur-pardonné-envoyé », fondé dans la parole de son Père.
7e station : Des étapes dans le combat
La progression dans la vie spirituelle fait découvrir chaque jour davantage que c’est par grâce que nous sommes appelés et sauvés. La grâce fait découvrir combien profondément le péché a en nous des complicités. La lutte contre l’orgueil a comme seul rempart la pauvreté, qui fait grandir dans la vérité de qui nous sommes et de qui est Dieu. Le chemin dans la vie spirituelle ne peut donc être, s’il est authentique, qu’un mouvement vers plus de miséricorde et de solidarité envers tous les hommes, en particulier ceux qui n’ont rien à faire valoir.
Comment quitter tout retour narcissique, et notamment toute satisfaction de ce que nous serions déjà un peu pauvres, un peu obéissants, un peu chastes ? Comment n’avoir plus rien à défendre, ni succès apostolique, ni victoire dans le combat spirituel ? Comment, n’ayant plus rien à défendre, tenir dans la pauvreté offerte (la nudité sans honte de la Création) ? Comment se laisser habiter par le Défenseur, par l’Esprit ?
« Quand tu étais jeune, tu allais où tu voulais ; quand tu seras devenu vieux, un autre te mettra ta ceinture et tu iras où tu ne voulais pas aller » (Jn 21,18). Le combat a une dimension de renoncement à son jugement propre ; il est acceptation, obéissance.
Adam et Ève, à l’écoute du serpent, trouvaient désirables d’être juges du bien et du mal, plutôt que de faire confiance en un autre. Tant que le combat ne touche pas à cet endroit-là, lâcher ces désirs d’emprise sur son bien-fondé et d’appréciation de ce qui est bien et mal, il n’est pas vraiment spirituel, il n’est pas celui de l’Esprit. Il reste mon combat, avec les règles que je me fixe, avec ses critères de résultats, ses espoirs de récompenses. Le volontarisme, l’orgueil s’y cachent encore.
« Un cheval pour gagner une bataille, mais c’est Dieu qui donne la victoire » (Pr 21,31) : tous les combats particuliers doivent être menés pour gagner des batailles successives contre l’égoïsme, mais c’est Dieu qui donne le passage de la mort à la vie. C’est un don, et non un dû, ni un trophée à saisir.
Il y a donc un double combat : celui que je mène dans mes batailles quotidiennes et celui qui me fait tenir dans l’attente du don de la victoire. Le premier a les caractéristiques d’un engagement déterminé, le deuxième d’un détachement et d’une veille confiante ; mais ils sont complémentaires comme les deux faces d’une même pièce de monnaie.
8e station : Victoire
Le combat spirituel est vraiment celui de la foi : son enjeu est de croire en un autre qui m’appelle tel que je suis. Ce combat ne se gagne qu’en renonçant à tout critère de succès ou de victoire. Ce qui est à gagner, c’est d’être pauvre, de ne pas se soucier de soi, et encore moins de son avancement et de ses chutes, afin d’obéir, de se fier, dans ses gestes et dans son jugement, à la parole écoutée. Le Christ à sa Passion ne se soucie pas de son image, ni de son salut, ni de son bien-être ; il est travaillé par la parole de son Père, il est dans les douleurs de l’enfantement du Fils et des fils.
Le Fils trouve Dieu en toutes choses, il vit toute relation et tout événement en relation avec son Père. Il tient ferme à sa juste place, s’abandonnant lui-même, pour mieux Le servir.
« Qui demeure à l’abri du Très-haut et loge à l’ombre du Puissant, dit au Seigneur mon rempart, mon refuge, mon Dieu en qui je me fie » (Ps 91,1). C’est le Seigneur le rempart, le refuge, celui qui donne la victoire, celui qui défend la place forte. Entrons dans la place forte, demeurons à l’abri du Très-haut, habitons dans la tente de sa parole. Confiance, il a vaincu le monde (cf. Jn 16,33) !