Contenu de la prière
Une image est restée, très forte. Je me vois arrivant à Dachau après ce voyage de désolation. Les relations humaines ne sont encore établies. C'est le premier jour de la quarantaine. Un peu de soleil brille au pied d'un mirador ; en haut du mirador, cet homme casqué, à l'insigne de mort des SS, armé de sa mitraillette, qui est devant moi. Ce type a une peur absolue d'être envoyé en Russie, et il est prêt à tout pour y échapper. D'une certaine façon, j'ai envie de lui dure : « C'est moi qui gagne ! » L'univers de la destruction m'apparaît là dans sa violence et en même temps comme frappé d'une grande fragilité. Ce SS armé, bardé de cuir, cet ordre métallique, cette conscience falsifiée, enfin cette construction est une déconstruction. Tel que je suis là, il ne peut rien contre moi. Ils ont fait tout ce qu'ils ont pu, ils m'ont presque dépouillé de mon corps ; le reste, je le trouve intact. Je puis librement dire : « Je crois en Dieu. » Je puis librement dire : « Vive la vie ! » Tandis que lui, là-haut, est déjà détruit par sa déconstruction. Il peut abréger la vie de mon corps, mais n'importe comment elle finira, cela fait partie de ma vie humaine. Cet homme ne peut même plus me dire un mot. Il est isolé dans sa puissance, et moi je continue à penser ce que je suis et même un peu plus qu'avant.
Cette expérience est pour moi l'analogue de ce que j'essaie de décrire à longueur de vie comme l'expérience de la grâce, l'expérience du Dieu incompréhensible qui m'est donné. Je fais cette expérience, mais je suis éternellement en panne pour la décrire ! Cette expérience me suggère, je le dis humblement, le nada, de saint Jean de la Croix. En tous cas, elle fait que je le lis avec moins d'étonnement. Le Dieu « en toutes choses » de saint Ignace est du même ordre. Dieu, contraire du rien, plus immense, plus démesuré dans sa présence, est là.
Jacques Sommet, L'honneur de la liberté, Centurion, 1987, Paris, p. 123