La paix est une lutte

« La paix est travail et chemin. Elle commence en se libérant des chaînes de violence et d’indifférence », Cécile Dubernet, professeure à l'ICP

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Diagnostiquer /poser le problème :

Il existe des mots qui trop souvent sonnent faux. La paix est de ceux-là. On l’invoque à tout propos, récemment beaucoup en diplomatie. Pourtant ce que l’on nomme aujourd’hui paix, « plans de paix », « processus de paix », semble valider l’écrasement des plus vulnérables par les plus violents. Ces accords, qui relèguent le massacre des innocents à l’arrière-plan, n’ont rien à voir avec la justice, la vérité, la dignité humaine. Des paix de cimetière, sans vie, sans joie, même sans espérance.

Nous ne sommes pas dupes de ces fausses paix contre lesquelles les prophètes Daniel, Ezéchiel, Jérémie nous mettaient déjà en garde. Et je cite Jérémie :

« Ils pansent à la légère la plaie de la fille de mon peuple : Paix ! paix ! disent-ils; Et il n'y a point de paix ».

Mais précisément, parce que nous ne sommes pas dupes de cette rhétorique superficielle, ce que nous observons à Gaza, en Ukraine au Congo, renforce en nous l’idée commune que la paix n’est pas de ce monde; qu’elle est un idéal, inaccessible, toujours rejeté à l’horizon ; que les paix bancales que nous vivons ne sont que des entre-deux-guerres, temporairement négociés par des militaires et quelques experts ; qu’au fond, les Etats sont à l’image des humains, ‘naturellement’ peureux, égoïstes, agressifs, et donc que la violence est notre destinée ; qu’au mieux, nous pouvons la limiter, la cantonner, l’éloigner un peu, un temps ; et, donc, qu’il serait bien naïf de ne pas s’armer, de ne pas se barricader pour se protéger.

Le Pape Léon XIV, lui, nous demande de prier pour la paix dans le monde. Et, plus encore, d’incarner cette paix, je cite « désarmée et désarmante ». Comment comprendre cet appel ? Prier pour que les bombes s’arrêtent ? Que la guerre nous épargne ? Que les réfugiés ne s’enfuient pas, ne traversent pas les mers ? Qu’il n’y ait pas de malentendu nucléaire ?


Discerner :


Il nous faut discerner : car, au fond, que savons-nous vraiment des questions de guerre et de paix ? Ce qu’en disent nos écrans est partiel et partial. Certains puissants de ce monde, qui peinent à obtenir notre admiration, notre consentement, capturent notre attention via leur contrôle des médias, privés parfois des médias publics quand ils ont le pouvoir. Ici se rejoignent les intérêts commerciaux et politiques et produisent un mélange toxique de divertissement, faits divers, vraies-fausses informations-chocs qui nous maintiennent dans l’étourdissement et l’effroi, tous deux addictifs.

Les morts spectaculaires, les morts proches, les catastrophes font la une. Progressivement se distillent la peur, la méfiance, la polarisation, mais aussi le cynisme et l’indifférence et, subrepticement, la démobilisation et l’atomisation de nos sociétés.

Si l’expression paix dans le monde semble galvaudée aujourd’hui c’est que nous restons prisonniers, à la surface des événements, tétanisés, pour « tout ce que les Nérons, font voler de cendres humaines dans le souffle des clairons » comme l’écrivait Victor Hugo.

Or les guerres et les massacres ne sont que la partie émergée de violences systémiques structurelles majeures : les morts de faim, de froid, de pollution, de maladies banales, de violence conjugale, chaque année, ils et elles sont des dizaines de millions de victimes invisibilisées. Il nous faut apprendre à regarder cette partie immergée de l’iceberg guerre, car tout est lié, disait le Pape François. Et c’est là, dans cette partie immergée, que se joue le vrai travail de paix.

Il se joue dans la lutte pour la justice et contre les inégalités, les inégalités dont on sait depuis Aristote que leur croissance est fatale à la démocratie. Il se joue dans la lutte pour le droit, contre les systèmes autocratiques, contre les armées permanentes, que Kant désignait déjà comme des sources de guerre, ou encore pour l’inclusion, contre le racisme ou la misogynie dont on peut documenter aujourd’hui combien ils tuent. Enfin il se joue dans la bataille contre la destruction insensée de notre planète, du vivant, dans ce qui relève d’une fuite en avant collective, suicidaire.

Dans notre monde marqué par l’accélération de cette prédation, le ‘business as usual’ est mortel. La paix n’est pas le statu quo ou la stabilité, ou le ‘comme avant’. Pas plus qu’elle n’est promesse verbale d’un futur prospère. Elle est une lutte pour le changement, une lutte qui ne se décrète pas qui se marche, qui s’incarne en démontrant au quotidien, en démontrant qu’il existe des alternatives aux discours, comportements et systèmes de violence.

Pape Léon XIV insiste : « Il ne suffit pas d’invoquer la paix, il faut l’incarner dans un style de vie qui refuse toute forme de violence, visible ou structurelle ».

Refuser la Doxa qui nous demande d’avoir peur et de faire peur : cela au fond, dérange, cela fait désordre. Pensez aux Israéliens et Palestiniens qui ont le courage de se lever ensemble. Aux pacifistes européens qui dénoncent l’engrenage de l’armement et les mensonges nucléaires, aux étudiants de la Lucha Congo qui se battent contre l’impunité et la corruption, à tous ceux qui, de l’Ukraine au Yémen, du Soudan aux Côtes Méditerranéennes, documentent les massacres pour redonner la dignité aux morts, pour qu’on ne les oublie pas. Car la paix ne peut se construire sur le déni, le mensonge ou l’oubli.

Si la paix est un mouvement, c’est un mouvement paradoxalement de s’arrêter, de relever la tête ou se retourner, de se lever et d’aller vers ce qui nous effraie le plus. Ce : C.E.U.X. ceux-là précisément dont on pense qu’ils ou elles nous veulent du mal. Mais aussi ce : C.E. Ces situations qui nous font si peur : la mort, la solitude, la maladie, la souffrance, la honte.

Reconnaître ce qui nous effraie ; faire face, et si ce n’est pas possible, d'échanger par intermédiaires, marcher ensemble un bout de chemin pour s’apprivoiser, sans doute se tenir à distance, mais distance respectueuse, travailler l’écoute, cartographier et penser ce que l’on a en commun. Parler peu mais être : être la personne qui se tient debout au milieu des hésitations, et a le courage de tendre les bras pour faire le pont, et plus encore la personne qui sait faire surgir le meilleur dans l’autre.

La paix ou le travail invisible du monde

Le Christ utilisait des verbes d’action simple : aller, venir, écouter, partager. Alors aller vers l’inconnu ? Ecouter l’ennemi ? Partager avec l’adversaire ? Qui aujourd’hui fait cela ? Qui a ce courage ?

J’aime cette tradition mystique juive des Tsadikim Nistarin qui vient du Talmud, les Justes Cachés. La tradition dit que chaque génération compte au moins 36 justes cachés dont la présence au monde permet à ce monde de ne pas sombrer dans le chaos. Personne ne sait qui ils sont, pour la plupart, ils ne le savent pas eux-mêmes. Ils sont trop humbles pour imaginer être un des justes.

Pour entrevoir des justes, je dois éteindre la télé, regarder sous le radar des médias toxiques : alors, je vois tant de mains qui travaillent, tant de personnes qui humblement sourient et réchauffent les cœurs, qui portent en leur présence quotidienne l’amour, la solidarité, la fraternité, l’espérance. J’aime me dire qu’il y en a bien plus que 36, ces justes cachés de notre génération, ou peut-être, autour d’eux, des milliers de justes discrets.

La mystique juive rejoint ici une autre formulation magnifique sur la paix dans le monde, cachée et pourtant en pleine vue. Celle du Frère Christian de Chergé quand il écrit: « La paix est d’abord un don de Dieu. Elle nous est donnée. Ne disons pas qu’elle n’existe pas, elle est là. Il faut simplement la faire émerger : patience (persévérance, c’est pareil), Pauvreté (pas misère..), dans le sens « humilité », Présence (c’est au centre), Prière et Pardon..

Appel : la paix se rayonne. ‘Simplement la faire émerger’ écrit Christian de Chergé. La paix dans le monde est ce paradoxe : elle est là, et il faut la faire émerger. Elle surgit dans l’aspiration au changement. Elle est travail et chemin qui commencent en se libérant des chaînes de violence et d’indifférence qui nous emprisonnent. Comment ? Pas si simple. Peut-être détourner le regard des puissants, pour le reposer sur ceux qui tissent et retissent la toile distendue du monde, se relier à eux par la prière, y puiser l’espérance. Peut-être, peut-être suspendre, ou limiter, nos gestes de participation à la surconsommation, la compétition, la prédation, la course et, en ralentissant donc, récupérer le temps et l’énergie de suivre, pas à pas, les traces des Justes discrets, des Justes cachés. Car s’ils sont cachés, leurs traces, elles, éclairent la nuit.

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